Disparition des Aztèques

Une Salmonelle (S.paratyphi C) serait-elle à l’origine de la mystérieuse épidémie qui terrassa la civilisation Aztèques en 1545 ?

 

En 1545 éclata au Mexique, dans la région actuelle de Oaxaca peuplée par les Aztèques, une des pires épidémies que le monde ait connue. Nommée en langue Nahuatl "Cocoliztli", on estime qu’elle fit de 12 à 15 millions de morts en moins de 5 ans. Cette première épidémie fut suivie par une deuxième en 1576 qui fit plus de 2 millions de victimes. Quelques décennies plus tard, plus de 95% de la population Aztèque du début du 16eme siècle avait disparu.

 

Fig 1 empire azte que 1518

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Figure 1. Empire Aztèque en 1518 (wikipedia)

 

Le lundi 15 janvier 2018 paraissait dans la revue scientifique Nature Ecology & Evolution un article co-signé par les chercheurs de l’Institut Max Planck, associés à un consortium d’autres équipes Allemande, Américaine, Suisse et Mexicaine :

Vagene et al. “Salmonella enterica genomes from victims of a major sixteenth-century epidemic in Mexico” (ICI).

 

A partir de l’analyse génomique de dents prélevées sur une dizaine de squelettes de victimes de l’infection, retrouvés dans un cimetière de Teposcolula-Yucundaa, les auteurs proposent qu’une Samonelle entérique, la bactérie Salmonella paratyphi C soit considérée comme responsable de l’épidémie cocoliztli survenue au Mexique en 1545.   

 

Dès le mardi 16 Janvier un grand nombre de posts sur internet se sont fait le relai de cet article. Je ne cite ici que ceux rédigés en langue Française, mais le phénomène fut mondial.

 

16 Janvier

Paris Match : Mexique : on sait enfin ce qui a tué les Aztèques

Wikistrike : On sait maintenant ce qui a décimé 80% de la population Aztèque

Le Vif : Les scientifiques ont enfin compris ce qui a décimé les Aztèques

Planet : Mexique : on sait enfin ce qui a tué les Aztèques

Le Temps : La salmonelle, fléau des Amériques?

17 Janvier

BFM : Enfin une explication à la mystérieuse disparition des Aztèques au Mexique

7 sur 7 : On sait enfin ce qui a tué les Aztèques

National Geographics : Nouveaux indices sur la mystérieuse disparition des Aztèques

20 Janvier

Science post : On sait maintenant ce qui a décimé 80% de la population Aztèque

Etc.

 

Le responsable “présumé” de l’épidémie de cocoliztli retrouvé grâce à son ADN extrait de la pulpe dentaire de victimes de la maladie de 1545 (Vagene et al. Nat. Ecol. Evol. 2018)

Parmi tous les “cadeaux” que les Européens ont amenés avec eux en Amérique, et en particulier au Mexique à partir de 1518, les maladies comme la variole, le typhus et la rougeole ont vraisemblablement pris une très large place du fait que les populations autochtones n’avaient (a priori) pas développé d’anticorps, n’ayant pas été exposées (Marr 2000).

Dans les années 1545-1550 une mystérieuse épidémie, d'une ampleur sans précédent, appelée par les Aztèques en langage Nahuatl, “Cocoliztli”, a touché le Mexique. Faisant suite à une épidémie de variole survenue en 1520 qui avait fait entre 5 et 8 millions de victimes, cette épidémie fut l’une des catastrophes démographiques les plus dévastatrices que le monde ait connue, provoquant entre 12 et 15 millions de morts, en seulement 5 années. Elle fut suivie par une deuxième vague de cocoliztli entre 1576 et 1580 qui tua plus de deux millions de personnes (Marr 2000; Acuna-Soto 2002). Comme le montre la Figure 2 ci-dessous, on peut dire que ces trois épidémies (variole, cocoliztli 1545 et cocoliztli 1576) ont éliminé plus de 90% de la population que comptait le Mexique au début du 16eme siècle avant l’arrivée de colons Européens.

 

Fig 2 effondrement de population au mexique

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Figure 2. Démographie Aztèque (selon Acuna-Soto 2002). Les épidémies de cocoliztli de 1545 and 1576 ont provoqué une chute de population sans précédent. La population Mexicaine ne retrouva son niveau "pré-contact" Hispanique qu'au 20eme siècle.

 

La maladie responsable de cette hécatombe reste inconnue et a alimenté le débat depuis plus d’un siècle.

En dépit des descriptions historiques des symptômes liés à des maladies infectieuses anciennes, le contexte culturel et les possibilités d’imprécisions ou de mauvaise interprétation peuvent conduire à des biais dans le diagnostic. De plus, la description des seuls symptômes ne suffit pas car différentes maladies infectieuses ont souvent une présentation clinique similaire. En revanche, les études génétiques d’anciens pathogènes ont montré leur potentiel dans l’identification de l'agent de maladies infectieuses. A cet égard, la présence du génome d’Helicobacter pylori dans l’intestin de Otzi (dont la momie vieille de 5300 ans a été découverte sur un glacier alpin il y a quelques années) a montré tout l’intérêt de ce type d’approche (Maixmer 2016).

Les chercheurs du Max Planck Institute ont donc décidé d’entreprendre une étude génétique sur les restes de victimes de l’épidémie afin de déterminer la nature de l’agent responsable. Pour ce faire, et en bref, on extrait l’ADN du corps des victimes (ici de la pulpe dentaire). Cet ADN contient un mélange complexe de l’ADN nucléaire et mitochondrial de la personne et de l’ADN des microorganismes (bactéries, virus, parasites, etc.) qui étaient présents chez elle au moment de sa mort. Cet ADN métagénomique est fragmenté et les fragments sont séquencés. Les séquences sont ensuite comparées aux séquences présentes dans les banques de données génétiques humaines et de microorganismes. De cette comparaison on peut tirer la nature des microorganismes présents chez la personne et en établir un répertoire.

La méthode d’analyse de fragments génomiques (ADN) la plus courante est BLAST (Basic Local Alignment Search Tool). Cependant, cette méthode requiert un fort investissement en temps et puissance de calcul qui serait rédhibitoire pour des études de métagénomique (contenu génétique d’échantillons complexes) telle que celle envisagée ici. C’est pourquoi dans ce travail, les auteurs ont développé une nouvelle méthode, MALT (MEGAN ALignment Tool) permettant l’alignement et l’analyse rapide d’ADN métagénomique.

Cette méthode a été appliquée à l’analyse de l’ADN extrait de pulpe dentaire collectée sur des individus “post-contact” avec les Européens, et enterrés dans le seul cimetière connu pour être historiquement lié à l’épidémie de 1545 dans l’ancienne ville de Teposcolula-Yucundaa localisée sur les hauts plateaux de Mixteca Alta dans la région de Oaxaca (cimetière Grand Plaza sur la Figure 3). Les séquences de cet ADN métagénomique ont été comparées à toutes les séquences complètes des génomes bactériens et virus à ADN actuellement disponibles de la base de données du NCBI (National Center for Biotechnoly Information). En parallèle, les auteurs ont mené la même analyse sur de l’ADN extrait de pulpe dentaire de squelettes retrouvés dans un autre cimetière du site mais issus d’individus datés de l’époque “pré-contact” c’est à dire avant l’arrivée des Européens (cimetière Churchyard sur la Figure 3), et sur de l’ADN extrait du sol environnant.

 

Fig 3 teposcolula yucandaa

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Figure 3. Localisation de Teposcolula-Yucundaa (a). en b, le site d'excavation des squelettes étudiés et les deux cimetières, Grand Plaza (individus "post-contact") et Churchyard (individus "pré-contact"). En c, schéma de l'individu Tepos 35 à partir duquel le génome de S. paratyphi C a été isolé (selon Vagene 2018).

 

Fig 4a cimetie re grand plaza

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Figure 4A. Le cimetière Grand Plaza (photo de Spores 2008).

 

Fig 4b squelettes

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Figure 4B. Les squelettes de deux victimes enterrées dans le cimetière Grand Plaza (photo de Spores 2008).

 

Les auteurs ont ainsi pu identifier l’ADN d’une ancienne Salmonelle entérique dans les séquences générées à partir des prélèvements archéologiques de 10 squelettes (Grand Plaza, Figure 4A et B) dont la datation permet de confirmer la présence en post-contact Européen et durant l’épidémie, par comparaison avec un ADN de référence de S. enterica paratyphi C (RKS4594, une souche actuelle). Ils en conclurent que l’agent pathogène responsable de l’épidémie de cocoliztli de 1545 pourrait être la S. enterica paratyphi C. Par contre les analyses de l’ADN des squelettes pré-contact (Churchyard, Figure 3), ou du sol environnant, étaient négatives pour le génome de S. enterica paratyphi C (Figure 5).

Rappelons que les Salmonelles entériques typhi et paratyphi (A, B et C) sont responsables des fièvres typhoïdes qui sévissent encore actuellement dans les pays en développement (Afrique, Asie, Amérique Latine).

 

Fig 5 malt analyse

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Figure 5. Analyse de l'ADN de pulpe dentaire par MALT. Les fragments d'ADN séquencés (reads) ont été assignés aux séquences génomiques de microorganismes contenues dans les bases de données du NCBI. Les individus notés en rouge (Tepos 10, 11, jusqu'à 41) étaient enterrés dans le cimetière Grand Plaza (post-contact), tandis que ceux notés en bleu provenaient du cimetière Churchyard (pré-contact). Les reads colorés en rouge correspondent à des séquences de S.enterica (S.paratyphi C). On peut voir que les individus Tepos 10, 14 et 35 possédaient dans l'ADN de leur pulpe dentaire le plus grand nombre de fragments d'ADN de S.paratyphi C, alors que l'ADN des individus Tepos 32 à 57 étaient négatifs (selon Vagene 2018).

 

Il était intéressant de comparer les séquences génomiques de S. enterica paratyphi C issues des individus contaminés durant l’épidémie à la séquence de référence de S. enterica paratyphi C actuelle. Cette analyse a permis la mise en évidence de :

  • 133 SNPs (polymorphisme d’un seul nucléotide, par exemple AGTCCT versus AGTTCT) trouvés dans les séquences anciennes par rapport à la séquence actuelle et 130 de ces SNPs sont partagés par deux des individus analysés (Tepos 14 et Tepos 35).
  • Deux gènes de S. enterica paratyphi C, ydiD (métabolisme des acides gras) et tsr (réponse chimiotactique) contiennent des SNPs non synonymes (entraînant le codage d’un acide aminé différent) dans les séquences anciennes mais pas dans la séquence référence actuelle.
  • Une région du pil opéron qui comporte 5 gènes, pilS, pilU, pilT, pilV et rci, est trouvée dans les génomes anciens mais pas dans la séquence de référence actuelle. La séquence de PilV de l’ancien génome est suspectée favoriser l’agrégation bactérienne, un phénomène qui pourrait potentialiser l’invasion des tissus de l’hôte (virulence).

 

Conclusion des auteurs (Vagene et al. 2018)

Le génome d’une ancienne bactérie S. paratyphi C, a été isolé de squelettes d’individus post-contact enterrés dans le cimetière Grand Plaza (historiquement lié à l’épidémie de cocoliztli de 1545), attestant de la présence de cette bactérie durant l’épidémie.

La possibilité d’une contamination extérieure comme source de nos résultats peut être éliminée sur les bases suivantes :

  • S.paratyphi C montre un tropisme restreint à l’homme
  • cette bactérie ne survit pas dans le sol
  • le processus de déamination observé dans l’ADN bactérien et humain ancien analysé confirme l’ancienneté des échantillons
  • l’analyse phylogénétique montre que les génomes anciens clustérisent avec celui de S.paratyphi C
  • enfin, le matériel génétique analysé (ADN) a été extrait de la pulpe dentaire des squelettes, attestant sa présence dans le sang de l’individu au moment de sa mort.   

Le fait que seulement l’ADN bactérien et viral ait été analysé limite la portée de l’étude dans l’identification d’autres agents infectieux (virus à ARN ?) qui auraient pu circuler dans la population de Teposcolula-Yucundaa pendant l’épidémie (voir l’intérêt de cette remarque dans les paragraphe suivants). En effet, la possibilité d’une action synergique entre divers pathogènes ne peut être ignorée. A ce sujet, les auteurs reconnaissent le fait que la présence de virus à ARN n’a pas été recherchée dans ce travail. Mais il est clair que du fait de la très faible stabilité des ARN dans les échantillons biologiques (a fortiori anciens), leur analyse dans les conditions techniques actuelles semble très difficile voire impossible.

S.paratyphi C est un des 2600 sérovariants de l’espèce Salmonella enterica. Seuls 4 de ces sérovariants sont pathogènes pour l’homme : S.typhi, S.paratyphi A, B et C. Aujourd’hui S.typhi cause la majorité des cas rapportés et S.paratyphi C n’est que rarement signalée. Si on accepte l’hypothèse que l’épidémie a été introduite par les contacts avec des Européens, il faut admettre que la (ou les) personne responsable devait être asymptomatique pour pouvoir supporter les rigueurs du voyage transatlantique de l’époque. Les témoins contemporains de l’épidémie (voir plus loin) rapportent que les Européens et les autochtones Aztèques étaient susceptibles de contracter la maladie, bien que les autochtones aient été beaucoup plus sensibles selon d'autres sources.

Les modifications de séquence du génome de S.paratyphi C ancien, par rapport à la séquence de référence actuelle, pourraient avoir renforcé le potentiel pathogène (virulence) de la bactérie et causé l’épidémie. La version actuelle du génome correspondrait-elle à une S.paratyphi C à la pathogénèse atténuée ?

Aujourd’hui, S.paratyphi C est rare en Europe et dans les Amériques, la plupart des cas étant observés en Afrique et en Asie (essentiellement avec S. typhi). Cependant, la présence du génome de S.paratyphi C dans l'ADN d'une Norvégienne morte en 1200 atteste de la présence de cette bactérie en Europe près de 300 ans avant la période de contact, ce qui suggère que cette bactérie est originaire de l'Ancien Monde. Toutefois, et du fait du faible nombre d’individus pré-contact étudiés dans ce travail, les auteurs admettent qu’ils ne peuvent exclure la possibilité de la présence de S.paratyphi C à Teposcolula-Yucundaa avant l’arrivée des Européens.

Malgré l’avancée apportée par ces résultats, le doute demeure sur l’origine de l’épidémie. Les témoignages historiques offrent peu de perspectives sur la nature de la maladie. Aussi bien les Européens que les populations indigènes n’avaient apparemment de terme pour désigner cette maladie. Les documents Espagnols utilisent le terme de “pujamiento de sangre” que l’on pourrait traduire par “déferlement de sang”, alors que les Aztèques utilisaient le terme "cocoliztli" signifiant "peste". Aujourd’hui les fièvres entériques représentent un réel problème de santé publique dans les pays en développement avec 27 millions de malades (et environ 200 000 morts) en 2000 du fait de S. typhi. (S.paratyphi C est beaucoup plus rarement impliqué). Ces bactéries se transmettent par voie oro-fécale et ingestion d’eau contaminée (Parry 2002; Teh 2014).

Les modifications imposées aux populations Aztèques sous la domination Espagnole pourraient-elles avoir induit des modifications dans le mode de vie des indigènes et facilité la transmission de la bactérie S. paratyphi C ?

 

Savons-nous donc réellement ce qui a tué les Aztèques au 16eme siècle ?

Il semble que non, et c’est ce dont nous allons discuter dans ce qui suit.

 

Grandeur et décadence des civilisations Mésoaméricaines

La Mésoamérique, région s’étendant du centre du Mexique à l’Amérique centrale, est considérée comme l’un des berceaux de la civilisation. Cette civilisation qui commença il y a environ 5000 ans, connut son apogée dans la période dite "Classique" entre 250 et 750, avec les cultures pré-industrielles comme celles de Teotihuacan, des Mayas, des Zapotèques ou des Mixtèques.

Cependant, cette civilisation s’effondra soudainement durant la période 750-950, comme en atteste une chute massive de la population dans toute la Mésoamérique, l’abandon de villes importantes (Teotihuacan, Bonampak, Palenque, Uxmal, Yaxchilan, Copan, Caracol, Tikal) et d’une multitude de villages, l’arrêt des relations commerciales et des échanges, l’arrêt de projets de construction et le déclin de l’industrie de poterie. En 950, la région Maya était entièrement inhabitée et durant la même période les cultures Zapotèque, Mixtèque et Olmèque s’effondrèrent.

Les raisons avancées pour expliquer cette décadence sont nombreuses : épuisement de l’agriculture, sécheresse, érosion, ouragans, famine, tremblements de terre, soulèvements populaires, guerres, impuissance politique à maintenir une infrastructure complexe et un réseau commercial extrêmement étendu. Cependant, aucune de ces raisons n’a de support solide et la cause de cet effondrement reste inconnue (Acuna-Soto 2005).

Autrement dit, la chute des civilisations Mésoaméricaines avait largement commencé lorsque les Européens sont arrivés au Mexique. Cependant, le 16eme siècle allait apporter un nouvel épisode de dépopulation massive de cette région avec les épidémies de variole et de cocoloztli.

A partir de 1520-1530, la culture Mésoaméricaine a été démantelée pierre par pierre. Les églises ont remplacé les pyramides, et de nombreuses transformations se firent dans la population en terme de mode de vie, de religion, de pratiques agricoles, d’alimentation, d’habillement et de techniques de construction. Ces modifications ont dans un premier temps été accueillies favorablement par les autochtones et même avec un certain enthousiasme. Et c’est au moment où ce nouveau mode de vie entrait dans les mœurs des populations locales que surgit la première épidémie cocoliztli de 1545. Dans les décades qui ont suivi la deuxième épidémie de 1576, la population de survivants n’a cessé de diminuer, notamment du fait de la famine, et les amérindiens qui en réchappèrent furent confrontés à la cohabitation avec le nombre toujours croissant de colons Espagnols, de métisses et de créoles. Et la vie des populations indiennes déclinantes devint de plus en plus difficile car le régime Espagnol habitué à une main d’œuvre indigène abondante et à des revenus importants, usa de tous les moyens pour maintenir ses avantages. Dans de nombreuses régions, les villes et villages qui avaient été construits dans l’euphorie accompagnant la promesse d’une vie meilleure ont été simplement abandonnés. Autrement dit, et au final, on peut dire que la catastrophe démographique apportée par ces deux épidémies de Cocoliztli changea à jamais le cours de l’histoire du Mexique (Marr 2000).

 

L’épidémie de 1545-1550, vue par les témoins de l’époque

Selon les annales de Tecamachalo rédigées en 1590, « la maladie était très rapide et ne durait que 3 à 5 jours. Les victimes saignaient du nez, des dents et des gencives, et dix, quinze, trente, quarante personnes étaient enterrées chaque jour durant l’épidémie, et parmi ceux qui mourraient, nombreux étaient les jeunes et même les jeunes des familles des nobles et des grands seigneurs ».

Bernardino de Sahagún, un père Franciscain (1499-1590) rapporte avoir supervisé les enterrements de 10 000 personnes à Tlateloco : « de nombreux malades mourraient de faim parce que plus personne ne pouvait les aider. Souvent, tous les membres de la famille étaient atteints sans qu’une personne valide puisse ne serait-ce que donner un verre d’eau ». Il a lui-même était atteint par la maladie et faillit en mourir.

Gerónimo de Mendieta, un autre père Franciscain (1525-1604) utilise l’expression « déferlement de sang (pujamiento de sangre) » pour caractériser cette fièvre et insiste sur le saignement ininterrompu par les narines. Il a également émis le même commentaire pour l’épidémie de 1576 (voir plus loin), et se référa au terme de « tabardillo » utilisé en Espagne pour désigner le typhus.

Selon l’historien métis Diego Muñoz Camargo, « l’épidémie de 1545 n’a duré que 6 mois mais elle a ruiné et décimé la population ».

Au début du 17eme siècle, Chimalpahin Quauhtlehuanitzin un chroniqueur indigène, rapporta que « pendant l’épidémie de cocoliztli de 1545, les victimes quel que soit leur rang, noblesse ou populaire, perdaient le sang de la bouche, du nez, des yeux, de l’anus, et les cadavres étaient ensuite dévorés par les chiens et les coyotes ».

Des rapports de villes de la région de Oaxaca, font état d’éruptions couvrant le corps et de diarrhées sanglantes (Marr 2000).

 

L’épidémie de 1576-1580, vue par les médecins, historiens et témoins de l’époque

L’épidémie de cocoliztli de 1576 démarra dans les hautes vallées centrales du Mexique pour s’entendre au Nord jusqu’à Sonora et au Sud jusqu’à la péninsule du Yucatan et la Guatemala (Figure 6).  

En 1956, German Somolinos d'Ardois publia au Mexique les écrits du docteur Francisco Hernandez retrouvés dans les archives du Ministère des Finances à Madrid. Présent au Mexique à cette époque, Hernandez avait le titre de “Médecin de sa Majesté aux Indes”. Il était en charge de la politique de santé publique durant la nouvelle épidémie de Cocoliztli de 1576. Alfonso Lopez de Hinojosos, un autre médecin travaillant sous les ordres de Hernandez, écrivit avec lui un livre publié au Mexique en 1578 dans lequel ils décrivirent les symptômes observés sur la population pendant l’épidémie.

 

Fig 6 pop decline 1576

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Figure 6. Distribution géographique de la mortalité due à l'épidémie de cocoliztli de 1576. La taille de chaque cercle correspond à la diminution de la population en pourcentage entre les années 1570 et 1580. Les cercles de plus grande taille correspondent à une diminution de 98% (selon Acuna-Soto 2004). 

 

Curieusement, comme le fait remarquer Somolinos d'Ardois, malgré le fait que les deux médecins Hernandez et Lopez de Hinojosos connaissaient très bien le typhus, la variole et d’autres maladies épidémiques Européennes, ils ne se référent jamais à ces termes dans leurs écrits.

Leur utilisation du terme en Nahuatl “Cocoliztli” dans les descriptions qu’ils firent de l’épidémie de 1576 montre bien leur intention de présenter une maladie que les médecins Européens n’avaient encore jamais rencontrée.

Voici cette description, traduite de l’Espagnol à partir du texte de Somolinos d’Ardois, lui-même tiré des écrits originaux de Hernandez et Lopez de Hinojosos.

« Les fièvres étaient contagieuses, intenses et continues, épidémiques et souvent léthales. La langue sèche et noire. La soif était intense, l’urine de couleur vert-mer, vert végétal ou noire, et de temps en temps passait du vert au pale. Le pouls était fort et rapide, mais pouvait devenir faible et parfois presque nul. Les yeux et le corps jaune. Délire et confusion. (Il apparaissait) des pustules derrière une ou les deux oreilles, des tumeurs dures et douloureuses, des douleurs cardiaques, thoraciques et abdominales, tremblements et grande anxiété, dysenterie ; le sang qui s’écoulait d’une veine percée était de couleur vert ou très pâle, sec et sans sérosité. Gangrène et lésions envahissaient les lèvres, les pudenda et autres parties du corps avec des membres putréfiés, et le sang s’écoulait des oreilles ; et en vérité, chez de nombreuses personnes le sang s’écoulait du nez. De tous ceux qui rechutaient, pratiquement aucun ne survivait. Beaucoup de ceux qui saignaient du nez, et lorsqu’ils étaient correctement soignés, survivaient, les autres périssaient. Ceux qui souffraient de dysenterie (s’ils étaient soignés) survivaient en majorité ; de même les abcès derrière les oreilles n’étaient pas mortels, en particulier si on arrivait à les percer et à en faire sortir le sang et le pus. En outre, ceux qui urinaient avec un flot abondamment et pâle (à l’autopsie) présentaient un foie hypertrophié, un cœur de couleur noire dont s’échappait un liquide jaunâtre et ensuite un sang noir, la rate et les poumons noirs et semi-putréfiés, la bile pouvait être visible à sa place, l’estomac sec et le reste du corps quel que soit l’endroit extrêmement pâle. Cette épidémie attaquait de préférence les jeunes et seulement rarement les personnes âgées qui, lorsqu’elles étaient atteintes, guérissaient fréquemment. Cette peste commença en Juin 1576 et n’est pas encore terminée en Janvier au moment où nous écrivons ces lignes. D’ici en Nouvelle Espagne, l’épidémie envahit les régions froides dans un rayon de 400 miles et toucha avec une intensité moindre les régions plus chaudes. Dans les régions envahies par l’épidémie, la maladie a d’abord touché les tribus Indiennes, ensuite les maisons Indiennes et Africaines, ensuite les populations mixtes d’Indiens et d’Espagnols, et ensuite les Africains et maintenant finalement elle touche les habitations Espagnoles. Le temps était sec et sans vent, bien que des tremblements de terre se soient fait sentir ; l’air était impur et nuageux, mais les nuages qui ne laissaient s’échapper aucune pluie se transformaient en incubateur de putréfaction et de corruption ».

Selon les “Annales de Tecamachalco” rédigées en 1590, « les victimes de l’épidémie de 1576 mourraient après des hémorragies du nez, des oreilles, des yeux, et de l’anus, et les femmes perdaient le sang de leur vagin et les hommes de leur pénis » (Marr 2000).

 

En résumé, Les deux épidémies de cocoliztli de 1545 et 1576 commençaient par une fièvre intense, des maux de tête violents, une soif insatiable (deshydratation), un pouls faible (hypotension) et un ictère (hémolyse ?). Des signes de démence, de convulsion et d’agitation se manifestaient ensuite. Des nodules apparaissaient derrière une ou les deux oreilles et pouvaient envahir le cou et une partie de la face. Ces symptômes étaient accompagnés par des douleurs poitrinaires et abdominales intenses, ainsi que par une diarrhée souvent sanglante. Des hémorragies survenaient à partir du nez, de la bouche, des oreilles, de l’anus et du vagin (problème de coagulation). Il est cependant possible que d’autres symptômes n’aient pas été enregistrés soit parce qu’ils n’étaient pas reconnus, soit parce que les témoins de l’épidémie n’ont pas jugé utile de les mentionner. Les autopsies montraient une hypertrophie du foie et de la rate, ainsi que des hémorragies pulmonaires. La mortalité était beaucoup plus élevée dans les populations amérindiennes que dans les populations Espagnoles. Cette sélectivité était marquée par le niveau social des personnes. Enfin, pour devenir épidémique le cocoliztli nécessitait deux facteurs : un épisode de climat humide dans une période d’extrême sècheresse (voir plus loin) et un état de malnutrition.

 

Causes étiologiques et sources de ces épidémies : une longue controverse

De nombreux scénarii ont été proposés, sur la base des descriptions rapportées par les observateurs Espagnols et Amérindiens. Le typhus, la fièvre typhoïde, la peste pneumonique, la bartonellose, la leptospirose, la variole, la rougeole, la malaria et une variété de virus tels que les virus de la dengue, le virus de la fièvre jaune, les arenavirus et les fièvres hémorragiques virales (voir plus loin) ont été tour à tour incriminés. En 1933, le Prix Nobel 1928 de médecine, le Français Charles Nicolle publia une étude suggérant que la variole et non le typhus était à l’origine de l’épidémie de Cocoliztli. En 1935, ce fut au tour d’un bactériologiste Américain Hans Zinsser de “rétablir” la responsabilité du typhus.

Les sources de l’épidémie les plus probables étaient les bateaux qui arrivaient régulièrement d’Europe et d'Afrique (plusieurs centaines par an). De fait, des hôpitaux avaient été construits le long de la route qui relie Veracruz à Mexico et en 1580, il est fait état d’un hôpital dans lequel les nouveaux arrivants Espagnols et Africains (esclaves) étaient traités.

Un autre facteur à prendre en compte est un facteur climatique (Acuna-Soto 2005 ; voir plus loin).

La majeure partie de la controverse sur le diagnostic des épidémies de cocoliztli de 1545 et de 1576 se situe autour des symptômes suivants : saignements de nez, fièvre et éruptions sur tout le corps. Ces symptômes évoquent une fièvre virale hémorragique. Cependant, ils pourraient également évoquer le typhus et la fièvre entérique qui sévissaient en Espagne dans les 14eme et 15eme siècles. La cause ultime de cette épidémie est donc encore incertaine.

Cependant, sur la base des textes écrits sur les deux épidémies de cocoliztli, Marr et Kiracofe (2000) émirent l’hypothèse que la cause n’en était pas la variole, le typhus ou tout autre type d’infection suspecté par d’autres chercheurs, mais une fièvre hémorragique d’origine virale probablement due à un arenavirus.

D’où tirèrent-ils cette hypothèse ?

 

Les arguments de Marr et Kiracofe (2000) : Arenavirus et fièvres hémorragiques

La maladie responsable des épidémies de cocoliztli est une infection fulminante accompagnée de forte fièvre, déshydratation et hypotension. Ces symptômes en eux-mêmes peuvent suggérer diverses infections bactériennes, virales ou parasitaires. Les épisodes de délire et convulsion peuvent être dus à la fièvre ou une atteinte cérébrale. Bien que ce type de symptômes se retrouve parfois en cas d’infections diverses, il est peu commun dans les cas de variole, mais souvent retrouvé dans les cas de typhus et de fièvre typhoïde.

Une autre caractéristique de la maladie est l’hémolyse intravasculaire massive (destruction des érythrocytes) comme en attestent la couleur du sang et des urines et la présence d’ictère. Bien que ces symptômes puissent être caractéristiques d’une malaria sévère, d’une fièvre jaune ou d’une infection par le virus de la dengue, personne n’a suggéré une de ces pathologies comme responsable de l’épidémie de cocoliztli. Ni la variole, ni le typhus sont caractérisés par une hémolyse intravasculaire. De plus, la présence constante dans toutes les descriptions d’hémorragies spontanées (nez, oreilles) suggère une diminution du taux des plaquettes et de facteurs de coagulation donnant naissance à un purpura thrombopénique immunologique ou à une coagulation intravasculaire disséminée. En pareil cas, un manque d’oxygénation du sang conduit à la gangrène dans tous les membres et extrémités (comme décrit par Hernandez). Les abcès derrière les oreilles suggèrent un processus inflammatoire des nœuds lymphoïdes auriculaires ou une mastoïdite.

Les caractéristiques de progression des éruptions (rashs) enregistrées par les divers observateurs ne correspondent pas à ce qui est observé dans les cas de variole ou de typhus. Historiquement, les épidémies de variole se déclaraient en toute période de l’année dans des conditions au cours desquelles les contacts de personne à personne étaient nombreux et répétés, alors que les épidémies de typhus étaient plutôt associées à des situations précaires et insalubres, notamment en périodes de guerre et de famine. Chez les personnes atteintes de variole, l’éruption part de la face et des avant-bras et s’étend au reste du corps, tronc et extrémités, les vomissements interviennent dans 50% des cas et les hémorragies sont rares (1%). Chez les personnes atteintes de typhus, l’éruption part du tronc et des extrémités puis couvre l’ensemble du corps. Les hémorragies peuvent survenir mais ne figurent pas parmi les symptômes les plus fréquents.

Les fièvres hémorragiques en général (de l’Ancien et du Nouveau Monde) sont caractérisées par des hémorragies internes et externes. Les autres signes et symptômes incluent : une fièvre intense et continue, transpiration, hypotension, convulsions encéphalopathies et choc, hémorragies diverses (nez, yeux, gencives, vagin) vomissements, dysenterie, et hématurie. Ces symptômes sont le signe de thrombocytopénies sévères.

C’est sur la base de ces observations (consignées par Hernandez) et comparées aux données générales sur les épidémies de l’Ancien Monde que Marr et Kiracofe concluent que la maladie responsable de l’épidémie de cocoliztli est une fièvre hémorragique et non la variole ni le typhus. Ces auteurs penchent plutôt vers une fièvre hémorragique virale, due à un arénavirus (Marr 2000).

 

Les arenavirus (arenaviridae)

Ils sont répartis en deux classes, les arenavirus de “l’Ancien Monde” et ceux du “Nouveau Monde”. Ce sont des virus à ARN négatif. Leur réservoir est essentiellement constitué par des rongeurs (sigmodontines, souris) (Lee 2000; Urata 2012).

La classe Nouveau Monde comprend trois groupes, A, B et C. Le groupe B inclut 5 virus pathogènes pour l’homme et originaires d’Amérique du Sud: Guanarito (GUA), Junin (JUN), Machupo (MAC), Sabia (SAB) et Tacaribe (TCR) (Lee 2000 ; Urata 2012). Tous ces virus ont été associés à des épidémies de fièvres hémorragiques, et curieusement, ces épidémies sont apparues consécutivement à des modifications de pratiques agricoles dans les récoltes ou les plantations, qui se sont traduites par une recrudescence d’invasion des habitations et des champs par des rongeurs (souris). L’urine, les féces, la salive ou les restes de ces rongeurs sont porteurs du virus qui peut ainsi être transmis aux populations agricoles (dans un premier temps) via les poussières contenues dans l’air, les blessures et la nourriture contaminée. La transmission peut ensuite se faire d’humain à humain.

Une de ces fièvres hémorragiques due au virus Machupo apparut en 1950 et fut appelée “Typhus Noir”. Cette maladie fut consécutive à des modifications dans la pratique de la récolte du maïs qui se traduisit par une augmentation importante du réservoir de rongeurs. Une autre épidémie de fièvre hémorragique due au virus Guanarito au Venezuela fut également associée à des conversions de terres sauvages en terres de production agricole et d’élevage. Les habitations furent rapidement infestées de rongeurs issus de ces terres sauvages. Bien que le rongeur réservoir du virus Sabia soit inconnu et que des épidémies correspondantes n’aient pas encore été découvertes ce virus a été caractérisé en laboratoire et a montré sa capacité à se propager comme les autres arenavirus.

Plus de quatorze épisodes de fièvre hémorragique ont été recensés et on ne sait pas pour le moment combien d’arenavirus sont impliqués. On peut suspecter que chaque espèce de rongeur porte son propre virus et, étant donné le nombre de ces espèces (367) et leur distribution géographique dans le Nouveau Monde, la possibilité existe qu’une souche non encore identifiée du virus soit responsable d’une fièvre hémorragique Mexicaine. En effet 27 espèces de sigmodontinae vivent au Mexique et en Amérique centrale. Au moins 5 de ces espèces se retrouvent sur les hauts plateaux entre 1000 et 3000 mètres d’altitude et se nourrissent de graines (riz, maïs, blé et autres).

En dépit de manifestations cliniques différentes, les épidémies de fièvres hémorragiques du Nouveau Monde (entraînant une mortalité chez 5 à 30% des malades) dues à des arenavirus ont été caractérisées par : de fortes fièvres, maux de tête, exanthèmes (éruptions) sur le thorax et les flancs, pétéchies, gonflement de la face du coup et du haut du thorax, exanthème du palais, épitaxie (émission de sang par les narines), hématémèse (émission de sang par la bouche, vomissements), méléna (émission de sang par l’anus), hémorragie gingivale, tremblements, encéphalopathie, pouls faible, hypotension, thrombocytopénie. On retrouve dans ces manifestations bon nombre de celles décrites par les témoins des épidémies de cocoliztli de 1545 et 1576 (Marr 2000).

 

Acuna-Soto 2005 : Méga-sécheresse et méga-épidémies ?

Certains auteurs et historiens ont tenté de lier les deux épidémies de cocoliztli de 1545 et 1576 à des variations climatiques et des considérations géographiques.

L’épidémie de 1545 a affecté les hautes vallées septentrionales et centrales du Mexique pour se terminer dans la province de Chiapas et au Guatemala (Acuna-Soto 2002). De plus, en 1545 et en 1576, les infections ont moins touché les plaines côtières plus chaudes du golfe du Mexique et de la côte Pacifique. Cette distribution géographique de la maladie n’est pas conforme à ce qu’on aurait pu attendre de l’introduction d’une maladie de l’Ancien Monde (variole ou typhus) au Mexique, qui aurait dû affecter sans distinction les populations des régions côtières et montagneuses.

 

Fig 7 me gasecheresse

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Figure 7. L'étude des anneaux de croissance des arbres dans la région de Durango (Centre-Ouest du Mexique) indique que les deux épidémies de cocoliztli sont apparues durant la "méga-sècheresse" (megadrought) qui sévit au 16eme siècle (selon Acuna-Soto 2002). 

 

L’étude des anneaux de croissance des arbres de la région de Durango pendant le 16eme siècle apporte des arguments de poids à l’hypothèse selon laquelle les conditions climatiques pourraient avoir favorisé les épidémies de 1545 et 1576 (Figure 7). En effet, les deux épidémies sont intervenues durant la sècheresse la plus sévère qu’ait connue le pays dans les 2000 années précédentes (Stahle 2000). Une telle sècheresse a dû réduire considérablement les ressources en eau et nourriture et provoquer une compétition d’une extrême agressivité entre les rongeurs (réservoirs) porteurs de virus autour des zones où la nourriture était encore présente, favorisant ainsi l’extension de l’agent viral chez les rongeurs survivants. Avec l’amélioration des conditions météorologiques (périodes pluvieuses courtes après sècheresse) les rongeurs ont pu fortement proliférer et envahir les habitations et cultures fermières où ils ont infecté les personnes en charge de ces cultures. Ceci expliquerait pourquoi les indigènes, qui étaient préférentiellement impliqués dans ces travaux, ont été infectés en premier (Acuna-Soto 2002 ; et 2005). Ce scénario n’est pas sans rappeler une infection relativement récente (1993) et qui a été observée sur le plateau du Colorado aux Etats Unis. Cette infection avait résulté d’une forte augmentation d’une population de rongeurs réservoir d’un hantavirus responsable d’un syndrome pulmonaire causé par le virus Sin Nombre (Hjelle 2000).

Un point inquiétant est de savoir si un microorganisme hautement léthal est encore présent sur les hauts plateaux du Mexique et, caché dans un réservoir animal, est prêt à ressurgir dans des conditions climatiques qui lui seraient favorables.

 

Alors, que conclure sur l’origine de cette épidémie de 1545 ?

Les Drs. Marr et Kiracofe (Virginia University, USA) ne croient pas au fait que la S. paratyphi C soit la cause principale de l’épidémie.

Voici ce qu’ils me confiaient lors de conversations que j’ai eues avec eux il y a quelques jours.

«  Nous ne contestons pas le fait que cette bactérie ait pu être présente dans la région au moment de l’épidémie et que son impact ait contribué à de nombreuses morts. Cependant, nous réaffirmons que la salmonellose ne peut expliquer les signes et symptômes qui furent enregistrés par les témoins directs de l’époque, comme par exemple, le saignement abondant par le nez, les yeux, la bouche, l’anus, le vagin, et la peau. Ces symptômes ne cadrent pas avec ceux d'une salmonellose. C’est la raison pour laquelle nous avons émis l’hypothèse d’une fièvre hémorragique virale. Quatre familles de virus peuvent causer des fièvres hémorragiques, Arenaviridae, Filovidae, Flaviridae et Bunyaviridae. Parmi ces virus, seul les Arenaviridae possèdent des souches originaires du Nouveau Monde appelées aussi Tacaribe virus complex et incluant les : Machupo virus (Bolivie), Junin virus (Argentine), Sabia virus (Brazilian) et Guanarito virus (Venezuela). Ces Arenavirus Tacaribe sont transmis par les urines et féces de rongeurs (leur réservoir) transportés dans l’air par des poussières et aérosols générés durant les périodes chaudes et sèches. Ce type de transmission par voies aériennes expliquerait la soudaineté et l’étendue de l’infection. A noter que les deux épidémies de 1545 et 1576 démarrèrent au début de l’été, Mai et Juin, respectivement, et que les premiers touchés furent les amérindiens largement impliqués dans les activités agricoles. En revanche, la salmonellose est transmise sur un mode moins rapide par voie oro-fécale. Dans le Mexique de l’époque, les grands lacs des hautes vallées (en particulier le lac Texcoco sur une ile duquel était construite la capitale Aztèque, Teotihuacan) dont les rives étaient extrêmement peuplées auraient pu offrir un terrain propice aux infections telles que la salmonellose. Mais, bien que capable de générer des épidémies, cet agent infectieux ne peut conduire à une aussi large et rapide contamination des populations. Il nous semble possible que ceux qui moururent lors de l’épidémie de 1545 aient pu être atteints de salmonellose de sérotype similaire à celui décrit par Vagene et al. En effet, des infections syndémiques peuvent être observées entre différents agents infectieux et il est possible que les victimes de l’épidémie de cocoliztli aient porté l’association Arenavirus-S. paratyphi C, mais la vrai cause de leur mort est la fièvre hémorragique virale et non la salmonellose. Après l’épidémie de 1576, une étude fut commandée par le gouvernement Espagnol et les observations du Dr. Hernandez (Médecin personnel du Roi) en charge de la politique de santé publique en Nouvelle Espagne furent publiées (voir plus haut). Nous avons étudié avec attention ces observations, notamment les résultats des autopsies qui nous ont amenés au diagnostic de fièvre hémorragique. En résumé, pour nous, la découverte d’une salmonellose chez les victimes ne constitue pas vraiment une surprise, mais cette infection n’a pas pu être seule à l’origine de l’épidémie de cocoliztli de 1545 ».

La nature de l’agent infectieux à l’origine du désastre démographique qui toucha le Mexique au 16eme siècle reste donc incertaine.

Les travaux de Vagene et al. apportent un éclairage nouveau mais il faut bien reconnaître qu’ils ne sont pas totalement convaincants d’une part, du fait que trop peu de restes humains ont été analysés (10, issus d'un seul cimetière) et d’autre part, du fait que les symptômes de la salmonellose (fièvre typhoïde et paratyphoïde) tels qu’on les connait (Parry 2002; Teh 2014) ne cadrent pas totalement avec les observations cliniques réalisées par les témoins directs de l’époque. Ils ne cadrent pas non plus avec la distribution géographique que montra l'épidémie, affectant les hauts plateaux d'abord puis les régions côtières. On pourrait toutefois imaginer que : i) l’ancienne souche (Mexicaine ?) de S.paratyphi C a bien été responsable de l’épidémie ayant acquis une virulence extrême avant de disparaître, ii) cette virulence n’a jamais été atteinte dans les autres souches actuelles.

Enfin, un fait troublant à prendre en compte est que les deux médecins Espagnols, Hernandez et Lopez de Hinojosos, qui ont établi une description extensive des symptômes, et qui connaissaient très bien le typhus, la variole et d’autres maladies épidémiques qui sévissaient en Espagne et en Europe aux 14eme et 15eme siècles, ne se sont jamais référés à ces termes dans leurs écrits. Les épidémies de cocoliztli nous montrent un exemple de microorganisme très peu pathogène chez son hôte naturel (rongeurs) mais redoutable chez une autre espèce (homme).

L’épidémie de cocoliztli, totalement inconnue avant son émergence au Mexique en 1545, apparut soudainement, se développa inexorablement pendant deux siècles (plusieurs épisodes successifs après 1576), dévastant les populations, et disparut mystérieusement au début du 19eme siècle. Cette épidémie fut peut-être le résultats d’une conjonction d’interactions particulièrement favorables (ou défavorables) entre les sols, le climat, la flore, la faune, les populations humaines et divers microorganismes. D’un point de vue démographique, le pays changea de façon drastique en se transformant d’une contrée Indienne à une contrée en prédominance métisse. La culture d'origine s’effondra et fut remplacée par la culture Espagnole, tandis qu’une civilisation millénaire disparaissait à jamais (Acuna-Soto 2004).

Il reste à espérer que de nouveaux sites archéologiques liés à l’épidémie de cocoliztli seront découverts et exploités au plan génétique, comme l'ont fait Vagene et al., afin de connaître enfin un jour avec certitude la nature de l’agent infectieux qui terrassa la civilisation Aztèque il y a 500 ans.

A suivre…

 

Bibliographie

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Date de dernière mise à jour : 18/08/2020

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